CHAPITRE 2
Ils se levèrent tard, ce matin-là. Garion se sentait vidé, comme s’il payait d’un seul coup l’agitation des semaines passées. Il voyait bien, à la lumière filtrant par le rabat de la tente, qu’il faisait déjà grand jour, et il entendait le cliquetis de la batterie de cuisine de Polgara qui ponctuait un conciliabule à voix basse, mais il n’avait vraiment pas envie de bouger. Il envisagea un instant de se rendormir pour rattraper un peu de son sommeil en retard et se ravisa. Il allait bien falloir qu’il se remue, tôt ou tard, alors… Il se glissa doucement hors des couvertures, pour ne pas réveiller Ce’Nedra, se pencha sur elle et embrassa tendrement ses boucles cuivrées, puis il enfila sa tunique brune, prit ses bottes, son épée, et sortit de la tente.
Polgara était debout près du feu. Elle avait revêtu une robe de voyage grise et préparait le petit déjeuner en fredonnant doucement, selon son habitude. Silk et Belgarath parlaient tout bas, non loin de là. Le vieux sorcier portait son éternelle tunique de couleur rouille, son pantalon rapiécé et ses bottes dépareillées, mais le petit Drasnien avait cru bon de changer d’atours et de revêtir son pourpoint gris perle de Riche Homme d’Affaires. Essaïon bouchonnait son alezan à la robe luisante. Durnik et Toth s’adonnaient à leur sport favori au bord du petit lac de montagne, leurs lignes traçant une dentelle évanescente sur le miroir d’un bleu profond. Les autres membres du groupe faisaient manifestement la grasse matinée.
— Ah, nous nous demandions si tu allais roupiller toute la journée ! commenta Belgarath alors que Garion s’asseyait sur un arbre abattu pour enfiler ses bottes.
— J’y ai songé un moment, admit-il en se relevant.
Un bouquet de trembles dressés de l’autre côté du lac étincelant retint un moment son regard. Les troncs étaient d’une blancheur de neige et les frondaisons qui avaient commencé à roussir palpitaient au moindre souffle d’air, telles des feuilles d’or dans le soleil matinal. L’air était agréablement frais et humide. Il se prit soudain à rêver de pouvoir passer quelques jours ici. Il poussa un soupir et rejoignit Belgarath et Silk près du feu.
— Pourquoi cette somptueuse tenue ? demanda-t-il à son ami au museau de fouine.
— Nous allons traverser une région où je suis assez connu, répondit celui-ci d’un petit ton désinvolte. Ça pourrait se révéler utile, mais pour ça, il faut qu’on me reconnaisse. Tu es absolument sûr que la piste descend vers le sud-est ?
Garion opina du chef avec assurance.
— Ce n’était pas très net au début, mais j’y ai mis bon ordre.
— Comment ça, pas très net ? releva Belgarath.
— Le Sardion est passé par là, lui aussi, il y a longtemps. L’Orbe a fait mine, au départ, de vouloir suivre les deux pistes en même temps. J’ai dû lui dire ce que j’en pensais, assez fermement.
Il passa son bras dans le baudrier, le boucla et roula les épaules afin que son immense épée trouve sa place dans son dos. De l’Orbe enchâssée sur le pommeau émanait une vilaine lueur rouge.
— Pourquoi fait-elle ça ? demanda Silk, étonné.
— À cause du Sardion. Arrête un peu, tu veux ! lança fermement Garion en tournant la tête par-dessus son épaule, vers la pierre ardente.
— Prends garde à ne pas la vexer. Nous serions dans de beaux draps si elle se mettait à bouder !
— Qu’y a-t-il au sud-est ? coupa Belgarath.
— Voresebo, répondit le petit Drasnien. C’est-à-dire pas grand-chose en dehors de quelques pistes de caravanes et deux ou trois mines dans les montagnes. Il y a un port de mer, Pannor. J’y suis passé une ou deux fois en revenant de Melcénie.
— Les habitants sont-ils des Karandaques ?
— Hon-hon. Et des Karandaques encore plus raffinés que ceux des royaumes centraux, ce qui n’est pas peu dire.
Le faucon à bande bleue descendit en spirale du ciel sans nuage, battit des ailes et reprit forme humaine dès que ses ergots touchèrent terre. Beldin portait ses sempiternels haillons attachés avec des bouts de ficelle et des lacets de cuir. Ses cheveux et sa barbe feutrés étaient, comme toujours, hérissés de fétus de paille et de brindilles.
— J’ai horreur de voler quand il fait froid comme ça, dit-il en claquant des dents. J’ai les ailes tout endolories.
— Il ne fait pas froid, objecta Silk.
— Allez voir ça à quelques milliers de pieds de hauteur, rétorqua le petit sorcier bossu en indiquant le ciel d’un mouvement de menton, puis il se détourna et recracha quelques plumes grises, trempées de salive.
— Alors, mon Oncle, on a encore pâturé les prairies célestes ? ironisa Polgara en touillant avec une cuillère à long manche le contenu d’un chaudron posé sur le feu.
— Mon estomac réclamait, rétorqua Beldin. Je connais un pigeon qui s’est levé trop tôt, ce matin.
— Et ça ne pouvait pas attendre ? grinça la sorcière en indiquant sa marmite du bout de sa cuillère.
— Allez, Pol, le monde n’arrêtera pas de tourner pour un crétin de pigeon de rien du tout !
— Je ne comprends pas que vous puissiez les manger tout crus, comme ça, fit Garion en réprimant un frisson de dégoût.
— Question d’habitude. Et puis je ne me vois pas faire du feu avec mes serres. Bon, Belgarath, il y a de la bagarre en perspective. Beaucoup de fumée et des tas de gens qui tournent en rond, l’arme au poing.
— Tu as pu voir de qui il s’agissait ?
— Je me suis bien gardé d’approcher. Dans tous les attroupements de ce genre, il y a forcément des archers désœuvrés, et je ne tenais pas à prendre une flèche dans le gouvernail de queue pour le simple plaisir de procurer à un abruti l’occasion de faire étalage de son adresse.
— Ça vous est déjà arrivé ? s’informa Silk, toujours intéressé.
— Une fois. Il y a longtemps. Depuis, j’ai mal à la hanche aux changements de temps…
— Vous n’avez rien pu faire pour y remédier ?
— Eh bien, j’ai eu une petite conversation avec l’archer. Je lui ai défendu de recommencer. Quand je suis parti, il cassait son arc sur son genou. Dis donc, Belgarath, tu es sûr que la piste redescend vers la plaine ?
— Moi, non, mais l’Orbe, oui.
— Alors, il va bien falloir que nous tentions le coup, conclut le petit sorcier bossu en parcourant le campement du regard. Hé, les tentes devraient être défaites depuis longtemps, à l’heure qu’il est !
— Je me suis dit que ça ferait du bien à tout le monde de faire un peu la grasse matinée. Nous en avons vu de dures, ces temps derniers, et nous ne sommes sûrement pas au bout de nos peines.
— Tu t’arranges toujours pour faire halte dans des coins idylliques, aussi. Au fond, tu dois être un romantique qui s’ignore.
— Nul n’est parfait, fit Belgarath en haussant les épaules.
— Garion ! appela Polgara. Tu veux bien réveiller les autres, s’il te plaît ? Le petit déjeuner est prêt.
— Tout de suite, Tante Pol.
Après manger, il fallut démonter le campement et la matinée était déjà bien avancée lorsqu’ils reprirent la piste qui serpentait entre les pins. Il faisait bon et l’air embaumait. Beldin reprit la voie des airs afin de les avertir des dangers éventuels. Ce’Nedra avançait à côté de Garion, emmitouflée dans sa cape grise et étrangement silencieuse.
— Qu’y a-t-il, mon petit chou ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— Geran n’était pas avec elle, murmura tristement la petite reine.
— Avec Zandramas, tu veux dire ? Non, en effet. Elle ne l’avait pas emmené.
— Était-elle réellement là, Garion ?
— D’une certaine façon, oui, et en même temps pas vraiment. C’est comme Cyradis : elle est à la fois là et ailleurs.
— Je ne comprendrai jamais.
— C’était plus qu’une projection sans être une véritable présence. Nous en avons parlé, hier soir, avec Beldin. Il nous a tout expliqué, mais je n’ai pas compris grand-chose. Ses explications sont parfois un peu absconses.
— Il est très intelligent, hein ?
Garion opina du chef.
— Ça oui, mais pas très pédagogue. Il s’énerve après ceux qui n’arrivent pas à le suivre. Enfin, le fait que Zandramas puisse projeter d’elle une image à moitié matérielle la rend très dangereuse. Elle peut nous atteindre, alors que nous ne pouvons rien contre elle. Elle a bien failli te tuer, hier, tu sais. Si Poledra ne l’avait pas arrêtée… Elle a affreusement peur de Poledra.
— C’était la première fois que je voyais ta grand-mère.
— Mais non, souviens-toi : elle était au mariage de Tante Pol, et elle est venue à notre aide, en Ulgolande, le jour où nous avons été attaqués par l’eldrak.
— La première fois, elle s’était changée en chouette, et l’autre fois en louve.
— Ça ne change rien, pour elle.
Tout à coup, Ce’Nedra éclata de rire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
— Quand tout sera fini et que nous rentrerons chez nous avec notre bébé, tu ne pourrais pas te changer un peu en loup, de temps en temps ? suggéra-t-elle.
— Pourquoi ?
— J’aimerais bien avoir un grand loup gris couché devant le feu. Et puis, par les froides nuits d’hiver, je pourrais me réchauffer les pieds dans ta fourrure.
Il lui jeta un regard noir.
— Je te gratterais les oreilles, Garion, susurra-t-elle pour l’allécher. Et j’irais te chercher de beaux os à ronger, aux cuisines.
— Trop aimable, lâcha-t-il platement.
— J’ai toujours si froid aux pieds…
— Ça, j’avais remarqué.
Ils arrivaient au sommet d’un col ombragé lorsqu’une vive discussion éclata entre Silk et Sadi, juste devant eux.
— Il n’en est pas question, disait le petit Drasnien avec véhémence.
— Permettez-moi, Kheldar, de vous dire que vous vous formalisez pour pas grand-chose, se récria l’eunuque.
Il avait troqué sa robe de soie irisée contre une tunique à la mode du Ponant, des chausses et de solides bottes de cavalier.
— Vous avez le réseau de distribution et moi j’ai libre accès à une source d’approvisionnement inépuisable. Nous pourrions nous remplir les poches sans lever le petit doigt.
— Sadi, c’est non. Jamais je ne tremperai dans le trafic de drogue.
— Vous faites commerce de tant de choses, Kheldar. Nous avons sous la main une vache à lait qui n’attend que d’être traite. Pourquoi laisser des préjugés moraux l’emporter sur des considérations purement commerciales ?
— Vous êtes un Nyissien, Sadi. Les drogues font partie de votre culture. Vous ne pouvez pas comprendre.
— Dame Polgara en utilise bien pour soigner les malades, argumenta Sadi.
— Ce n’est pas la même chose.
— Je me demande vraiment en quoi c’est différent.
— Vous ne comprendrez jamais, Sadi. Quand bien même je m’escrimerais à vous expliquer jusqu’à en avoir la langue toute bleue, vous ne comprendriez pas.
— Vous me décevez beaucoup, Kheldar, reprit l’eunuque avec un soupir à fendre l’âme. Vous êtes un espion, un assassin, un faux-monnayeur et un voleur. Vous trichez au jeu et vous bafouez l’honneur des femmes mariées. Vous flouez impudemment vos clients et vous vous imbibez de bière comme une éponge. Vous êtes l’homme le plus corrompu que j’aie rencontré de ma vie et vous refusez de transporter de petits composés anodins qui feraient de vos clients les plus heureux des hommes.
— Il y a des choses avec lesquelles on ne transige pas, décréta hautement Silk.
Velvet se tourna sur sa selle pour les regarder.
— Mes compliments, Messieurs, ironisa-t-elle, et un sourire plein de fossettes ensoleilla son visage. C’est l’une des conversations les plus fascinantes qu’il m’ait été donné d’entendre. Cette plongée stupéfiante dans le domaine de la morale comparée me laisse pantelante.
— Hem… Margravine Liselle, bredouilla Sadi, Zith serait-elle avec vous, par hasard ?
— En effet, Sadi, acquiesça la fille aux cheveux de miel. Mais cette fois, ajouta-t-elle en levant la main pour prévenir ses objections, ce n’est pas moi qui suis allée la chercher. Elle a rampé sous ma tente au milieu de la nuit et s’est glissée toute seule dans sa cachette favorite. La pauvre petite bête était littéralement transie. Vous voulez la reprendre ?
— Non, soupira-t-il en caressant son crâne rasé tandis que Silk devenait d’un joli vert. Qu’elle reste où elle est. Si elle est heureuse comme ça, après tout…
— Elle est très contente. Je peux même vous dire qu’elle ronronne de plaisir. Cela dit, je pense que vous feriez mieux de surveiller un peu son régime, reprit-elle en fronçant le sourcil. Son petit ventre s’arrondit à vue d’œil. Nous n’aimerions pas que notre serpent préféré devienne obèse, n’est-ce pas ? conclut-elle avec un sourire.
— Ça non, alors ! se récria le Nyissien, outré.
Le faucon à bande bleue se percha sur un gros arbre mort, en haut du col, et se lissa les plumes avec son bec crochu. En les voyant approcher, il vint à leur rencontre d’un coup d’aile et l’instant d’après Beldin se dressait sur la piste, devant eux, en marmonnant des imprécations.
— Un problème, mon Oncle ? s’enquit Polgara.
— J’ai été pris dans un tourbillon, grommela-t-il, et j’ai les plumes tout ébouriffées. Tu sais quel effet ça fait.
— À qui le dites-vous, mon Oncle ! Ça m’arrive sans arrêt. Les brises nocturnes sont tellement imprévisibles.
— Tes plumes sont trop souples, aussi.
— Ce n’est pas moi qui ai conçu la chouette, mon Oncle ; ne me faites pas grief de son plumage.
— Il y a une taverne un peu plus loin, à une croisée des chemins, reprit le petit sorcier bossu. Que dirais-tu de nous y arrêter, Belgarath ? Ça nous permettrait peut-être de savoir ce qui nous attend dans la plaine.
— Pas bête. Autant éviter de tomber tête baissée dans un traquenard si nous pouvons faire autrement.
— Nous nous retrouverons à l’intérieur.
Beldin reprit son essor et s’éloigna à tire-d’aile.
— Pourquoi, non, mais pourquoi faut-il toujours que ça se termine dans un bouge ? soupira Polgara, désespérée.
— Parce que les gens qui ont bu aiment parler, Pol, lui expliqua Belgarath comme s’il parlait à une enfant. On en apprend plus en cinq minutes dans une taverne qu’en une heure dans un salon de thé.
— J’aurais dû me douter que tu trouverais une bonne raison.
— Naturellement.
Ils franchirent la passe et descendirent la piste tavelée par le soleil qui menait à la taverne. C’était une baraque au plafond bas, faite de rondins dont les interstices avaient été grossièrement comblés avec de la boue. Le passage des ans, les intempéries, avaient tordu et soulevé les tuiles de bois. Des poules rousses grattaient la poussière dans l’arrière-cour. Une grosse truie tachetée était vautrée dans une flaque de boue, ou elle donnait la tétée à une tripotée de porcelets qui poussaient des grognements d’extase. De pauvres rosses cagneuses étaient attachées à une rambarde, sur le devant, et un Karandaque vêtu de peaux de bêtes mangées aux mites ronflait en travers de la porte.
En approchant de la taverne, Polgara se mit à jouer ostensiblement des narines et retint sa monture.
— Je crois, Mesdames, que nous ferions mieux d’attendre là-bas, à l’ombre.
— Il faut dire que d’étranges effluves émanent de ces lieux, acquiesça Velvet.
— Essaïon, tu restes avec nous, décréta fermement la sorcière. Tu es encore un peu jeune pour prendre de mauvaises habitudes.
Elle mena ses protégés vers un bois de pins, à quelque distance de la cabane. Durnik et Toth échangèrent un rapide coup d’œil et les suivirent.
Assailli par la puanteur ambiante, Sadi, qui s’apprêtait à mettre pied à terre devant la gargote, se ravisa et se plaqua un mouchoir sur la bouche.
— Je crains, Messieurs, que cet endroit ne soit pas fait pour moi, déclara-t-il entre deux haut-le-cœur. Je vais vous attendre dehors, avec les autres. Et puis, Zith doit avoir faim ; il faut que je lui donne à manger.
— Comme vous voudrez, fit Belgarath en haussant les épaules.
Il descendit de cheval et entra délibérément dans la taverne, enjambant le Karandaque qui ronflait comme un sonneur.
— Ne restons pas ensemble, chuchota-t-il. Tâchez de parler avec le plus grand nombre de gens possible. Et je vous rappelle que ce n’est pas une tournée théâtrale, ajouta-t-il en regardant Silk d’un air significatif.
— Faites-moi confiance, promit le petit Drasnien en s’éloignant.
Garion resta à l’entrée de la salle le temps que ses yeux s’habituent à l’obscurité. L’endroit n’avait pas dû recevoir un coup de balai depuis la pendaison de crémaillère. Le sol était couvert de paille moisie qui puait la vieille bière et des restes de nourriture pourrissaient le long des plinthes. Une cheminée improvisée avec trois blocs de pierre fumait à un des bouts, ajoutant ses miasmes à l’atmosphère déjà difficilement respirable. Les tables étaient faites de planches grossièrement équarries, posées sur des tréteaux, et les bancs à partir de troncs d’arbres fendus par le milieu, dans lesquels on avait enfoncé des pieux en guise de pieds. Garion repéra Beldin en grande conversation avec plusieurs Karandaques dans un coin. Il s’approcha comme si de rien n’était.
En passant à côté d’une table, il mit le pied sur quelque chose de mou, s’attirant un grognement indigné suivi d’un bruit précipité de sabots raclant le sol.
— Faites attenchion à ma chourette, protesta hargneusement le vieux Karandaque aux yeux chassieux assis à la table. J’vous marche pas d’chus, moi, ch’pas ?
Garion mit un moment à comprendre qu’il voulait sans doute parler de sa truie.
— Votre sourette ?
— Ma chourette. Faites attenchion à vot’fatalité, bredouilla l’homme.
— Ma fatalité ? répéta Garion avec un frisson involontaire.
— Faites attenchion où vous foutez les pieds, répéta l’homme en articulant soigneusement, un peu agacé. Ches deux trucs qui pendent au bout d’vos jambes, chi vous voulez chavoir.
— Oh, mes pieds !
— Ch’est ch’que j’me tue à vous dire : faites attenchion à vot’fatalité.
— Pardon, s’excusa Garion. J’avais mal entendu.
— Ch’est cha qu’est ennuyeux avec vous j’aut’les étrangers. On a beau prononcher choigneujement, vous comprenez rein à ch’qu’on vous dit.
— Que diriez-vous d’une chope de bière ? suggéra Garion en s’asseyant devant lui. Je ferai mes excuses à votre truie dès qu’elle reviendra.
Le Karandaque le regarda par en dessous. C’était un vieil homme d’une saleté repoussante. Sa barbe hirsute grouillait de vermine. Il était vêtu de fourrures mal tannées, comme tous ses congénères, et coiffé d’un bonnet fait d’une peau de blaireau à laquelle tenaient encore les pattes et la queue.
— C’est moi qui paye, ajouta Garion.
Ce fut magique.
Il vida quelques chopes de bière avec le propriétaire de la truie. Il trouva au breuvage un goût suret, comme s’il avait été tiré une ou deux semaines trop tôt, mais son hôte fit claquer sa langue et roula des yeux comme s’il n’avait jamais bu pareil nectar. Quelque chose de froid et humide effleura la main de Garion. Il eut un mouvement de recul et croisa un regard bleu, grave, encadré par des cils blancs, tout raides. La bête sortait manifestement de sa soue et exhalait une puanteur renversante.
— Ch’est qu’ma chourette, fit le vieux Karandaque en ricanant. Ch’t’une bonne bête de chourette chans rancune, chi vous voulez chavoir. L’est orpheline, vous comprenez, ajouta-t-il en ponctuant sa remarque d’un clin d’œil qui lui valut, l’espace d’un instant, une ressemblance stupéfiante avec un vieux hibou.
— Oh ?
— Enfin, cha mère a fait d’chacrément bonnes côtelettes, renifla le vieux en s’essuyant le nez sur le dos de sa main. Y a des fois où qu’a’m’manque bougrement. Dites donc, fit-il en lorgnant Garion sous le nez, ch’est un rudement grand couteau qu’vous trimbalez là.
— Oui, acquiesça Garion en grattouillant distraitement les oreilles de la bête qui ferma les yeux, ravie, et posa sa tête sur ses cuisses en poussant des couinements extatiques. En descendant de la montagne, nous avons vu de la fumée dans la plaine, reprit-il. Qu’est-ce qui se passe, en bas ?
— Ch’qu’on peut imaginer d’pire, mon gars, répondit gravement le vieil homme en regardant Garion entre ses paupières fripées. Vous j’êtes pas un d’ches Malloriens, j’echpère ?
— Non, le rassura Garion. Je ne suis pas malloréen. Je viens de beaucoup plus loin, à l’ouest.
— J’chavais pas qu’y avait quèque chose à l’ouecht d’la Mallorie. Enfin ; y a toutes chortes d’gens en bas, dans la plaine, qui ch’bagarrent pour des quechtions d’religion.
— De religion ?
— J’chuis pas très porté chur la quechtion, perchonnellement, admit le Karandaque. Y a cheux qui croivent et cheux qui croivent pas, et j’cherais plutôt d’cheux qui croivent pas, moi. Qu’les Dieux ch’occupent d’leurs j’oignons, comme j’dis toujours. Moi j’m’occupe des miens, et on est quittes.
— Ça paraît raisonnable, approuva Garion sans se mouiller.
— Chuis content qu’vous penchiez comme moi. Enfin, y a ch’te Grolime, Jandramach, comme y l’appellent, à Dache-y-va. Ch’te Jandramach, donc, al’est entrée à Vorechebo et l’a commenché à baratiner tout l’monde avec ches chalades : Torak qu’était mort, l’Nouveau Dieu des j’Angaraks et tout ch’qui ch’enchuit. Autant d’chojes qui m’intérechent pas, pus qu’ma chourette, chi vous voulez chavoir. Ch’t’une p’tite futée, ma chourette, a’r’connaît ben les gens qui dijent des bêtijes.
Garion tapota le flanc rebondi de l’animal qui se mit à grogner béatement.
— Bonne petite sourette… enfin, chourette.
— J’l’aime beaucoup. Al’est ben chaude et ch’est un vrai plaijir d’che blottir tout cont’la nuit, quand y fait froid – chans compter qu’a’n’ronfle pour ainchi dire pas. Enfin, mon gars, ch’te Jandramach, al’est v’nue ichi et a’ch’est mije à prêcher, à brailler et chi et cha, et les Grolims y ch’chont touch’laiché tomber à plat vent’en gémichant. Et pis, y a un chertain temps, d’nouveaux Grolims tout neufs chont v’nus d’l’aut’côté des montagnes et y j’ont dit comme cha qu’l’aut’ Jandramach a’ch’fourrait complèt’ment l’doigt dans l’œil. Y j’ont dit qu’y aurait un Nouveau Dieu des j’Angaraks, d’accord, mais que ch’te Jandramach al’y connaichait rein. Ch’est d’là qu’viennent les fumées dans la plaine, en bas : les j’adverchaires arrêtent pas d’tout brûler, d’tuer tout le monde et d’polémiquer chur ch’Nouveau Dieu. Moi, j’veux rein chavoir d’toutes ches j’hichtoires. On va r’monter dans les montagnes, ma chourette et moi, et laicher ches gens-là ch’entretuer tranquillement. On r’viendra quand y j’auront réglé leurs comptes et on ch’inclin’ra ben poliment d’vant les j’autels d’cheux qu’auront eu l’dechus chaqu’fois qu’on pach’ra d’vant.
— Vous dites que Zandramas serait une femme ? nota Garion.
— Ch’t’un monde, hein, tout d’même ! acquiesça le Karandaque en reniflant. J’ai jamais rein entendu d’plus chtupide. Pour moi, les femmes devraient jamais ch’mêler des j’affaires des j’hommes, chi vous voulez chavoir.
— Vous l’avez déjà vue ?
— J’vous j’ai dit qu’je m’mêlais pas d’religion. Là-d’chus, ma chourette et moi, on rechte ben tranquilles dans notre coin, tous les deux.
— C’est la chageche, euh, sagesse même, affirma Garion avec conviction. Mes amis et moi, nous devons traverser la plaine, là, en bas. Vous voyez d’autres dangers à redouter, à part les Grolims ?
— On voit bien qu’vous j’êtes pas d’ichi, nota le vieux en lorgnant sa chope vide d’un air suggestif.
— Si on en prenait un autre ? suggéra Garion.
Il pécha une nouvelle pièce dans la bourse qu’il avait à sa ceinture et fit signe au serveur.
— Tout l’problème, chi vous voulez chavoir, reprit le propriétaire loquace du cochon, ch’est qu’les Grolims ch’richquent pas dans ch’te partie du pays chans ch’faire echcorter par des troupes. Les partijans d’l’aut Jandramach, là, ont l’armée du roi d’Vorechebo avec eux. Le vieux roi ch’fiche pas mal d’ches querelles de r’ligion, mais y ch’est fait j’ter à bas du trône. Choi-dijant qu’chon fich a déchidé qu’il était trop gâteux pour diriger l’pays, bref, y lui a piqué la plache. Ch’t’un drôle de gaillard au r’gard pas franc qui ch’est acoquiné avec l’aut’ Jandramach, là, dans l’echpoir d’êt’du bon côté du manche, mais v’là-t’y pas qu’Urvon est arrivé à la tête des j’armées d’Jenno et d’Ganéjie, avec des types en armure et d’vilains chiens noirs – chans compter tous ches Grolims, et j’vous jure qu’ch’est pas joli-joli, là, en bas. Cha tue et cha brûle à tour de bras, et les prisonniers qui chont pas chacrifiés chur un autel finichent chur l’aut’. À vot’plache, chi vous voulez chavoir, moi, j’irais un grand détour pour pas m’retrouver dans ch’te panique.
— Ça, mon brave, je voudrais bien, répondit sincèrement Garion. Il paraît qu’il y avait des démons à Jenno, vers Calida. Il ne se sont pas montrés par ici, au moins ?
— Des démons ? Pas qu’je chache, répondit le Karandaque en esquissant le signe cabalistique censé éloigner le mauvais œil. Chi j’en avais vu, on ch’rait d’jà chi loin dans les montagnes, ma chourette et moi, qu’y faudrait nous j’envoyer la lumière par caravane.
Garion ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine sympathie pour ce vieux bavard inculte et sa vision lucide, assez percutante en fin de compte, du pandémonium qui se déchaînait autour de lui. Il aimait bien son phrasé chuintant, presque musical, cette espèce de familiarité chaleureuse, indifférente aux distinctions sociales, et c’est avec une pointe de regret qu’il hocha discrètement la tête en réponse à Silk qui désignait la porte d’un mouvement de menton impératif. Il repoussa doucement la tête de la truie collée sur sa cuisse, et la bête émit un petit grognement réprobateur.
— Désolé, ma vieille, mais il faut que j’y aille, dit-il en se levant. Merci de votre compagnie, ajouta-t-il à l’intention de son propriétaire, et merci de m’avoir prêté votre sourette.
— Ma chourette, rectifia le Karandaque.
— Votre chourette, pardon. Il arrêta le serveur au passage.
— Donnez ce qu’ils veulent à mon ami et à sa chourette, ordonna-t-il en lui donnant une pièce.
— Cha, ch’est gentil, mon gars, commenta le vieux avec un sourire qui lui faisait le tour de la figure.
— Tout le plaisir est pour moi, rétorqua Garion. Bonne journée, ma vieille, dit-il à la truie.
Laquelle répondit d’un oink-oink plutôt réservé et rejoignit son maître, de l’autre côté de la table.
Ils retrouvèrent leurs compagnons à l’ombre du bosquet de pins. Ce’Nedra les accueillit en fronçant le nez.
— Enfin, Garion, où es-tu encore allé te fourrer ? s’exclama-t-elle. Tu sens épouvantablement mauvais.
— Je suis copain comme cochon avec un autochtone et sa chourette. Enfin, sa truie.
— Une truie ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Pour comprendre, il aurait fallu que tu sois là. Ils reprirent leur chemin en comparant les informations qu’ils avaient glanées. Le propriétaire du cochon avait manifestement fourni à Garion un aperçu étonnamment complet et succinct de la situation à Voresebo, que celui-ci leur rapporta fidèlement, et avec l’accent du vieux Karandaque.
— Il ne parlait sûrement pas comme ça tout de même ! gloussa Velvet, incrédule.
— Prechque, ma bonne dame, prechque, répondit Garion en forçant encore un peu le trait. Y fjait rein qu’à dire « ch’te Jandramach », « les j’aut’Grolims » et « chi vous voulez chavoir » d’une fachon que j’pourrai jamais imiter. Mais j’crois qu’j’ai tapé dans l’œil à cha chourette.
— Dis, Garion, tu ne pourrais pas reculer un tout petit peu ? fit Polgara comme on suce un citron. De quelques centaines de toises, par exemple, ajouta-t-elle avec un geste vague vers l’arrière de la colonne.
— Ch’est chûr, fit-il, conciliant, en retenant Chrestien.
Il remarqua que son grand étalon gris paraissait perturbé, depuis un moment, comme si quelque chose de désagréable planait dans l’air.
A la demande générale, Garion se baigna, ce soir-là, dans un torrent de montagne d’un froid glacial. Il s’approchait du feu en grelottant et en claquant des dents lorsque Belgarath leva les yeux sur lui et dit :
— Je pense que tu serais bien inspiré de remettre ton armure. Si la moitié de ce que ton copain au cochon t’a dit est vrai, ça vaudrait peut-être mieux.
— Sa chourette, rectifia Garion.
— Pardon ?
— Non, rien.
Le lendemain matin, le soleil se leva dans un ciel parfaitement dégagé et il faisait frisquet. Garion était transi. Même avec la tunique molletonnée qu’il portait toujours dessous, sa cotte de mailles lui paraissait humide. D’ailleurs, il ne l’avait jamais trouvée aussi lourde et inconfortable. Durnik lui coupa une lance dans un bosquet voisin et l’appuya contre un arbre, non loin des chevaux.
Belgarath redescendit de la butte d’où il était allé jeter un coup d’œil sur la plaine, en contrebas.
— On dirait que c’est la panique générale à Voresebo. Je ne vois donc pas l’intérêt d’essayer d’éviter qui que ce soit. Plus vite nous en sortirons, mieux ça vaudra, alors nous ferions aussi bien de foncer droit devant nous. En cas de problème, nous essaierons de nous en tirer par de belles paroles, et si ça ne marche pas, il sera toujours temps d’avoir recours à l’autre moyen.
— J’en déduis que j’ai intérêt à me procurer un nouveau gourdin, soupira Sadi.
Ils repartirent, Garion menant la marche dans un bruit de batterie de cuisine, son casque sur la tête, son bouclier passé à son bras gauche et le bout de sa lance coincé dans son étrier, à côté de son pied. Il lorgnait les environs avec de grands airs de matamore. Son épée exerçait une traction régulière dans son dos, lui confirmant qu’ils étaient toujours sur la piste de Zandramas. Au pied des collines, la piste de montagne tortueuse devint une route étroite, caillouteuse et pleine de nids-de-poule, mais qui allait droit vers le sud-est. Ils talonnèrent leur monture et s’engagèrent dans la plaine à vive allure.
Quelques lieues plus loin, la route passait le long d’un village aux ruines encore fumantes. Ils ne s’arrêtèrent pas pour voir ce qui avait pu se passer.
Vers midi, ils rencontrèrent un détachement d’une quinzaine d’hommes à pied, armés, dont la tenue évoquait vaguement des uniformes.
— Eh bien ? demanda Garion en se retournant vers ses amis, la main tellement crispée sur sa lance qu’il en avait les jointures toutes blanches.
— Je vais leur parler, proposa Silk. Et toi, essaie d’avoir l’air un peu plus dangereux.
Il s’éloigna et, dès qu’il fut à portée de voix des étrangers, leur lança, d’un ton rien moins qu’amène :
— Vous bloquez la route ! Écartez-vous !
— Nous avons pour ordre de contrôler tous les voyageurs, déclara l’un des hommes en regardant Garion avec défiance.
— Très bien. Vous nous avez contrôlés. Maintenant, laissez-nous passer.
— Dans quel camp êtes-vous ?
— Ça, mon vieux, c’est une question stupide, rétorqua le petit Drasnien. Dans quel camp êtes-vous vous-même ?
— Je n’ai pas à vous répondre.
— Eh bien, moi non plus. Servez-vous de vos yeux, enfin : est-ce que j’ai l’air d’un Karandaque, d’un Garde du Temple ou d’un Grolim ?
— Vous êtes du côté d’Urvon ou de Zandramas ?
— Ni l’un ni l’autre. Je suis dans le camp de l’argent, et il n’y a pas d’argent à se faire dans la religion.
— Il faut que je dise à mon capitaine dans quel camp vous êtes, insista le soldat d’une voix mal assurée.
— Pour ça, il faudrait que vous m’ayez vu, insinua Silk en jonglant avec sa bourse d’un air suggestif. Je suis pressé, mon vieux. Je n’ai que faire de vos querelles théologiques. Ayez la courtoisie de me rendre la pareille.
Le soldat regardait avec une convoitise non déguisée la bourse que le petit homme faisait sauter dans sa main.
— Le temps c’est de l’argent, et je serais prêt à dédommager quiconque m’en ferait gagner, suggéra finement Silk. Il commence à faire chaud, je trouve, ajouta-t-il en s’épongeant le front dans un grand geste théâtral. Vous devriez aller vous mettre à l’ombre, vos hommes et vous. Je laisserais fortuitement tomber cette bourse ici, où vous la retrouveriez dans un petit moment. Vous vous feriez un joli pécule, moi je pourrais poursuivre ma route sans perdre de temps et je ne vois pas pourquoi les autorités devraient savoir que je suis passé par ici.
— Il fait vraiment de plus en plus chaud sur cette route, confirma le chef du détachement.
— J’étais sûr que vous seriez d’accord.
Ses acolytes souriaient de toutes leurs dents.
— Vous n’oublierez pas de laisser tomber votre bourse ?
— Comptez sur moi, promit l’homme au museau de fouine.
Les soldats s’éloignèrent à travers champ vers un bosquet. Silk lança négligemment sa bourse dans le fossé, le long de la route, et fit signe à ses compagnons d’avancer.
— Je vous suggère de ne pas trop traîner par ici, susurra-t-il.
— Encore une bourse pleine de gravier ? subodora Durnik avec un grand sourire.
— Non, non, de vraies pièces de monnaie. Bon, on ne peut pas s’offrir grand-chose avec une poignée de demi-sols malloréens, mais ce sont tout de même des espèces sonnantes et trébuchantes.
— Et s’il avait demandé à voir ce qu’il y avait dedans ?
Silk lui tendit sa main en coupe. Des pièces d’argent étaient retenues entre les plis de sa paume.
— Ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire la grimace, fit-il avec un grand sourire. Maintenant, si vous voulez un bon conseil, ajouta-t-il après avoir jeté un coup d’œil par-dessus son épaule, je vous propose de prendre la poudre d’escampette. Les soldats reviennent sur la route.
La rencontre suivante fut un peu plus sérieuse. Trois Gardes du Temple barraient la route, abrités derrière leurs boucliers, la lance pointée vers l’avant et le regard dénué de toute pensée.
— Là, c’est à moi de jouer, fit Garion en rajustant son casque sur sa tête et en levant le bras portant son bouclier.
Il abaissa la pointe de sa lance et talonna Chrestien. Il entendit un martèlement de sabots, derrière lui, mais son grand étalon gris chargeait et il n’eut pas le temps de se retourner. Toute cette affaire était ridicule, et en même temps il sentait à nouveau bouillonner son sang dans ses veines.
— C’est complètement absurde, marmonna-t-il.
Il fit aisément vider les étriers au Garde du milieu. Il remarqua que Durnik lui avait coupé une hampe plus longue de deux pieds, peut-être, que la normale. D’un revers de son bouclier, il dévia les lances des deux autres Gardes et fonça entre eux. Les sabots de Chrestien s’enfoncèrent dans le corps de sa première victime tombée à terre. Garion tira brutalement sur les rênes, faisant volter son énorme étalon qui se jeta sur les deux hommes encore sur place. Il aurait pu s’en dispenser : le cavalier qui l’avait suivi à fond de train était Toth, et il leur avait fait mordre la poussière.
— Si vous cherchez du boulot, Toth, j’aurais quelque chose à vous proposer en Arendie. Il serait bon que quelqu’un démontre un jour à ces écervelés qu’ils ne sont pas invincibles.
Le colosse muet éclata d’un rire silencieux qui dévoila toutes ses dents.
Dans le centre de Voresebo, c’était le chaos absolu. Des colonnes de fumée montaient des villages et des fermes incendiées. Les récoltes avaient été brûlées et des bandes d’hommes armés se livraient un combat sans merci. Deux de ces factions rivales s’affrontaient dans un champ en feu et les hommes étaient tellement absorbés par leur frénésie meurtrière qu’ils ne faisaient même pas attention au rideau de flammes qui se refermait sur eux.
L’horreur était partout. Garion ne put épargner à Ce’Nedra le terrible spectacle des cadavres sauvagement mutilés qui gisaient dans les fossés et jusqu’au milieu de la route.
Ils poursuivirent leur chemin à bride abattue.
Comme le crépuscule tombait lentement sur la contrée dévastée, Durnik et Toth s’écartèrent de la route à la recherche d’un abri pour la nuit. Ils revinrent peu après et annoncèrent à leurs compagnons qu’ils avaient trouvé un bosquet dans une crevasse, à une demi-lieue de la route.
— Nous ne pourrons pas faire de feu, ajouta Durnik, mais si nous nous tenons tranquilles, je pense que personne ne viendra nous y chercher.
La nuit ne fut pas agréable. Ils avalèrent un repas froid et firent de leur mieux pour se réchauffer, car ils ne pouvaient dresser leurs tentes dans les épaisses broussailles. L’automne approchait, et le froid leur tomba dessus dès le coucher du soleil. Ils se levèrent avec le jour, mangèrent un morceau et repartirent très vite.
Cette nuit inconfortable, glaciale, le massacre insensé qui faisait rage autour d’eux mettaient Garion en rage, et sa mauvaise humeur empirait à chaque lieue. Vers le milieu de la matinée, il vit un Grolim en robe noire debout devant un autel en plein air, à quelques centaines de toises sur le côté de la route. Une bande de soldats en tenues disparates avaient passé la corde au cou de trois villageois épouvantés et les traînaient vers le lieu du sacrifice. Garion ne prit même pas le temps de réfléchir. Il flanqua sa lance par terre, dégaina l’épée de Poing-de-Fer, avertit l’Orbe de se tenir tranquille et chargea.
Le Grolim devait être plongé dans une sorte de transe mystique car il n’entendit pas approcher Garion et ne le vit que trop tard. Il poussa un cri rauque lorsque Chrestien le renversa et lui passa sur le corps. Les soldats lui jetèrent un coup d’œil surpris, lâchèrent leurs armes et filèrent ventre à terre. Garion n’était pas encore calmé. Il les poursuivit implacablement mais il n’était tout de même pas aveuglé par la rage au point de sacrifier des hommes désarmés. Il se contenta de les faire rouler à terre l’un après l’autre. Lorsque le dernier fut tombé sous les sabots du grand cheval gris, il tourna bride, libéra les prisonniers et regagna la route à vive allure.
— Tu ne penses pas que tu en fais un peu trop, là ? tempêta Belgarath, furieux.
— Compte tenu des circonstances, non, je ne trouve pas, riposta Garion. Comme ça, au moins, je sais qu’une douzaine de soldats de ce sale pays puant ne traîneront personne au sacrifice – pas avant que leur carcasse se soit ressoudée, en tout cas.
Le vieux sorcier émit un reniflement de dégoût et lui tourna le dos.
— Eh bien ? lança rageusement Garion en foudroyant Polgara du regard.
— Je n’ai rien dit, mon chou, répondit-elle d’un ton suave. Seulement, la prochaine fois, je pense que tu devrais mettre ton grand-père au courant de tes petits projets. Ce genre de surprise le fait parfois grincer des dents.
Beldin revint à tire-d’aile et reprit forme humaine.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il en regardant les soldats qui geignaient dans le champ, le long de la route.
— Mon cheval avait besoin de se dégourdir les pattes, lâcha Garion qui ne décolérait pas. Et ces soldats étaient en travers de son chemin.
— Eh bien, tu es encore de bon poil, ce matin !
— Je trouve tout ça tellement grotesque.
— Là, je suis bien d’accord avec toi, mais tu n’es pas au bout de tes peines. La frontière de Rengel est droit devant, et la conjoncture n’est pas meilleure de l’autre côté.